Alice de Poncheville

Portrait écrit

Les livres sont décevants

Avant de commencer un livre ou au tout début, je me dis cette fois-ci, il sera vraiment réussi. Tout mon esprit est mobilisé, ma sensibilité est en alerte, j’ai sorti mes antennes, je capte. Oui, cette fois-ci, les personnages seront plus vivants, attachants, l’histoire une véritable course haletante, pleine d’obstacles nécessaires et inattendus. Je ne ferai l’économie de rien, tout en évitant la complaisance. J’écrirai avec exactitude, je déroulerai les idées avec précision, je m’amuserai. J’ai des éléments intéressants, il faut les mettre en relation, leur faire confiance.
Je ferme la porte de mon bureau avec une joie secrète. Le document est ouvert sur l’ordinateur, la police est choisie, bien lisible. Les premières lignes s’écrivent, ça ressemble à un début. Ouf, je suis au travail.
Quelques pages. Je passe les premiers moments de doute. Si, si, il y a matière à une histoire, il ne faut pas lâcher.
Deux, trois chapitres, puis dix. J’évite les tentations de découragement, les dépasse plus ou moins tranquillement, après tout, je connais tout cela, l’expérience m’est utile à ce stade. Je reconnais le croisement dangereux à mi-chemin, m’engage en hésitant sur la route que j’estime la bonne. Quelques pages de plus et oui, c’était bien celle-là. Le chemin a quelque chose de familier, même si je ne l’ai jamais emprunté. Je regarde à droite, à gauche, il y a des signes, des graines plantées plus tôt dans le travail et qui ont germé.

Tu vas bien en ce moment ?
Oui, oui, j’écris.

Tout fait sens, la vie rentre dans le livre en même temps que celui-ci colore l’expérience de la vie. Sensation qu’il existe une cohérence mystérieuse, de la synchronicité. Je trouve le deuxième souffle, le troisième, c’est un peu le marathon.
Le temps passe, l’écriture avance. Le temps… Avant de commencer, il m’avait fallu oublier le temps que l’écriture demande. Je n’y serais peut-être pas retournée si je m’étais souvenue.
Je m’habitue au rythme. Autour de moi, tout continue comme avant, il faut maintenant lutter contre les attaques du quotidien, l’organisation matérielle, cadrer les travaux alimentaires, les rendez-vous professionnels, répondre aux messages, temporiser ou répondre tout de suite, garder du temps pour les amis, un peu, ils comprennent et m’encouragent. Il faut continuer à courir, immobile devant l’ordinateur, agitée, mais en silence. Et puis tout à coup, on sent la fin du livre approcher. Il faut se calmer, le vieux cheval en moi sent l’écurie et piaffe. C’est le moment des ruades, des chutes. Mais non, on va faire une petite halte. L’essentiel du travail est accompli. On va savourer les derniers mètres.
Et voilà, c’est terminé, on aimerait bien écrire FIN, comme les enfants qui sont au bout de leur rédaction Racontez une expérience qui vous a marqué.
Mais alors, que se passe-t-il maintenant ? On relit, on va corriger.
Là, commence la désillusion. On n’a pas dit tout ce qu’on voulait dire. Les personnages nous ont entrainé sur leur chemin, dans leur logique, et il a bien fallu les suivre. On croyait parler de ceci, on a parlé de cela. On pensait qu’il y aurait tout dans ce livre, absolument tout, mais il ne s’y trouve qu’une minuscule partie de ce qu’on avait dans la tête. On n’a pas embrassé le monde entier. C’est une histoire parmi des milliers, ce n’est pas L’histoire, ce n’est pas la Bible. Alors, on est déçu, forcément. Tout ce travail, ce n’était que pour ça ? Je n’ai pas été à la hauteur !
Je me couche fatiguée, mais je ne dors pas.
J’aimerais bien rejoindre mes personnages, je n’étais pas si mal avec eux. Mais ils s’éloignent, ils n’ont plus besoin de moi. Ils sont au chaud dans leur histoire et tant pis si ça ne me convient pas. Maintenant, je n’y peux plus rien. Mais quand même… Si seulement j’avais fait le livre que j’avais en tête, le livre flou, mais plein de tout, celui qui a suscité mon enthousiasme est qui m’a mise en mouvement. Ce livre qui n’existe pas, bien sûr.
Quelle déception.
C’est pour ça que j’y retournerai à ma table, devant mon ordinateur, ayant oublié le temps et l’énergie que ça prend. Pour retrouver le mouvement. Pour oublier la déception, justement, en me jurant que cette fois-ci, c’est sûr, je mettrai tout dans ce livre à venir.

C’est elle qui fait le boulot. Et elle n’est pas commode.

Littérature + jeunesse = littérature jeunesse ?

Si l’on regarde dans le dictionnaire Larousse, à l’entrée Littérature on trouve : Ensemble des œuvres écrites auxquelles on reconnait une finalité esthétique.
Si l’on cherche à l’entrée Jeunesse, on trouve, entre autres : Se dit des publications ou des activités destinées aux enfants et aux adolescents : La littérature jeunesse. Les loisirs jeunesse.
Toute publication jeunesse aurait donc une finalité esthétique ? Bon, d’accord, c’est un sophisme, mais c’est intéressant. Parce que si c’était vrai, ce serait l’idéal.

Les auteurs écriraient en laissant parler en eux le styliste et le poète qui croient à la beauté des mots, à la puissance de certains assemblages, bref qui croient en la dimension esthétique d’un livre pour enfant.

Mais ce n’est pas ce que pensent tous les éditeurs. Certains affirment que pour les enfants, il faut de l’efficacité ; la beauté est un ornement non nécessaire, elle parasite. On brandit l’argument de la bonne histoire. Le reste n’aurait pas d’importance. Mais qu’est-ce que c’est une bonne histoire ? C’est une tarte à la crème.
Dans les productions mondialisées pour les enfants, une bonne histoire, c’est de l’aventure, de la magie, des pouvoirs, du mystère, des rebondissements et de la baston, l’action. J’aime bien utiliser tout ça, pourquoi pas, mais pas seulement. Je crois qu’il y a beaucoup de définition de ce que peut être une bonne histoire. Quelquefois, on peut faire un bon livre avec pour seul suspens : le héros va-t-il cesser de bégayer et réussir à crier haut et fort ce qu’il souhaite pour sa vie ?
Caché derrière l’idée de la bonne histoire, j’ai l’impression que s’en cache une autre, celle qui voudrait que les livres soient attirants comme des jeux vidéo, comme des films à gros budget, comme des séries télé. Bref, qu’ils soient autre chose que des livres. Plutôt des produits markétés (que je peux apprécier parfois, comme tout le monde. Mais le mot est très laid.).
Cependant, l’expérience que l’on fait avec un livre ne ressemble pas à celle que l’on fait au stand de tir, dans le grand huit, avec son super-héros ou un jeu vidéo. Ça ne veut pas dire que l’intensité ne soit pas au rendez-vous. Mais ça veut dire que les livres proposent quelque chose qu’ils sont les seuls à proposer. C’est à nous, auteurs, de l’expliquer et de le revendiquer et nous le faisons régulièrement. Oui, la lecture demande du travail, une éducation, du temps, du silence. Et c’est bien. Il y a énormément de bonnes volontés qui se rassemblent autour de cette idée, des profs, des bénévoles, des parents, des bibliothécaires, des libraires. Je pense qu’il faut élever les enfants, les emmener vers les livres qui respectent leur besoin de beauté, et non pas travestir les livres pour les rendre sexy ni les simplifier à outrance pour les rendre accessibles.

Lorsque je me trouve en face des enfants que je rencontre, c’est ce que j’essaye d’expliquer. Les expériences que l’on fait à travers la lecture sont d’un type particulier et pourtant, paradoxe, elles ressemblent aussi à celles que l’on fait dans la vie. Certains livres vous aident à mieux comprendre l’existence, à trouver des réponses aux questions qu’elle pose ou à trouver des réponses adaptées aux situations nouvelles, ces situations qu’on n’a pas forcément encore vécues, mais dont on a peut-être déjà fait l’expérience dans un livre, justement. Allez expliquer ça à des ados ou des enfants de primaire qui vous affirment qu’ils n’aiment pas lire et que les livres, ça sert à rien. C’est du boulot. Et nous le faisons lors de nos déplacements. Auteurs jeunesse, nous sommes les fantassins de la littérature.

Au milieu de la photo, une des maisons des Petits Bonshommes (personnages imaginaires qui vivent dans la tête du héros de Thomas Glaçon). L’enfant avait fabriqué un village de maisons en terre cuite et vernissée et m’en a offert une.

Ici, le village des Petits Bonshommes. En arrière-plan, les baskets des géants ! J’aime énormément les figurines de toutes sortes. Et surtout la façon dont les enfants les assemblent pour créer des scènes.

Les fantassins de la littérature à la découverte de leur pays

Être écrivain jeunesse, ce n’est pas seulement écrire, c’est aussi sillonner le pays, rencontrer des enfants, des jeunes, et toutes celles et ceux qui les accompagnent dans leur évolution.

C’est pour moi, un bon cours de géographie (bien nécessaire…). Oui, Valence et Lyon ne sont pas si loin ; non, la Haute-Vienne n’est pas en Autriche ; et la Haute-Loire n’est pas de la même famille que le Maine-et-Loire, ils n’ont jamais fêté un Noël côte-à-côte.

Avec les enfants, on parle de nos livres, des livres – écriture, inspiration, métier – mais pas seulement. Ce sont aussi des échanges très prosaïques, jamais méchants. On discute en général un peu de tout et parfois, dans le meilleur des cas, quand on sent que c’est possible, on parle de ce dont on ne parle pas autour d’eux…

Nous ne sommes ni prof ni parent. Nous ne savons rien de la vie des enfants que nous rencontrons. Alors pendant une heure ou deux, nous leur parlons librement, charme d’une brève rencontre. Nous ne savons pas lesquels ont été catalogués comme l’agitée, le bavard, tête en l’air, la méchante, l’idiot, ne sait pas parler, ne sait pas compter, a de graves problèmes, le bon élément, le pas-de-chance. Et d’ailleurs, avant de repartir, il s’est passé cette chose étrange : les étiquettes se sont décollées du dos des enfants. Maintenant, elles sont par terre toutes mélangées. Le dit-mutique a pris la parole, la dite-agitée n’a pas bougé, le dit-premier de la classe n’a pas osé.
Au bout de la journée, ma voix s’est légèrement cassée et mes émotions ont été mises à rude épreuve parce qu’on ne peut pas s’empêcher de sentir toutes les histoires personnelles dont les enfants sont porteurs. Ils SONT des histoires ambulantes, des mondes. Des enfants-récits qui m’ont émue, touchée, qui m’inspireront peut-être. Mon cœur est tout gonflé, ma tête tourne un peu.

Il y a eu ceux qui vous serrent dans leurs bras (pas les ados, qui vous scruteraient plutôt avec intérêt ou défiance).
Il y a eu ceux qui s’en fichent complètement et dont on aurait aimé capter l’attention, précisément parce que tout semble glisser sur leurs plumes. Il y a eu ceux qui vous ont fait comprendre tous les liens entre vos textes. Liens qu’on n’avait jamais fait soi-même. Celles ou ceux qui ont dit l’essentiel en trois phrases. D’autres qui vous ont bu avec leurs yeux, en silence, et n’en ont pas perdu pas une goutte.

Être écrivain jeunesse, c’est aussi passer au tableau mais pas pour l’interro. Et jouer à la maîtresse en prenant sa plus belle écriture. C’est manger du gâteau et des bonbons pour un goûter juste après le déjeuner, parce-que-le-jeudi-ils-sortent-à-15h-vous-comprenez. C’est découvrir la variété de l’acné juvénile et des chaussures de sport. C’est aller, très peu armée au fond, au combat dans les zones abandonnées du capitalisme réjoui, en proposant, comme une bleu, d’ouvrir un livre ensemble, quand il y aurait tellement de choses à faire de toute urgence. Mais les livres font voyager, ils protègent comme des armures, ils recueillent vos larmes et réalisent parfois vos vœux. C’est ce qu’on essaye d’expliquer, justement.

Le masque du Chiours (personnage mi chien, mi ours de La fille du loup maigre). Création d’enfant. Quand je suis rentrée dans cette classe, je suis tombée sur trente enfants déguisés en chiours. Déguisement de papier, la douce armure.

De l’utilité de la littérature jeunesse

La littérature jeunesse peut servir à :
Ne pas laisser les grands sujets entre les mains de n’importe qui.
Ne pas laisser l’amour à Harlequin. Non, tous les livres ne se valent pas. Ce qui n’empêche pas de lire un Harlequin ET Le rouge et le noir.
Ne pas laisser la sexualité aux sites pornos.
Ne pas laisser le mystère de la vie et de la mort au hasard. Ni aux déterminismes religieux.
Ne pas abandonner le politique aux politiciens.
De tous ces sujets, je préfère m’occuper moi-même.
Si on veut, on peut même faire passer des messages dans les livres, mais on peut aussi se contenter de faire passer sa sensibilité, ce qui est déjà pas mal.
Et pour les messages, il y a encore la possibilité d’envoyer un mail ou d’aller à la poste.
Écrire pour les enfants, ça peut aussi servir à réécrire son enfance.

Parler de moi, jamais !
Ou un souvenir d’enfance

Après avoir écrit mon premier livre, j’ai rencontré des enfants dans des classes. Ils me demandaient si c’était mon histoire, cette histoire que je résumais ainsi : une mère qui oublie tout sauf sa fille, un père qui n’oublie rien sauf sa fille. Le père emmenait sa fille en vacances et l’oubliait, donc. Dans le livre, c’était une chance plutôt qu’un traumatisme.

Alors, c’est votre vie ?
Mais non, c’est tout inventé.

Puis je temporisais un peu, parce que tout de même, j’avais écrit cette scène sur le quai de la gare, et cette autre avec les pompiers… Ça me rappelait vaguement des choses anciennes… Je ne disais rien de ça aux enfants, je mentais un peu. Je ne trouvais pas ça intéressant de parler de soi. Même dans les livres, ça ne me semblait pas nécessaire.
Un jour, longtemps après la mort de mon père, ma tante m’a donné de vieilles photos de lui. Mariage, voyages, les images classiques. Parmi elles, il y avait une petite photo carrée, mal cadrée, un véritable modèle de photo ratée.
Une haie feuillue, un rebord en ciment, moi assise dessus, petit visage fatigué. Mon père en mouvement, de trois quart, une silhouette plus loin. Et alors, tout m’est revenu d’un coup. Je ne sais pas si je connaissais cette photo, si je l’avais déjà vue. Mais du moment exact, de la situation, oui, je me souvenais. Les sensations sont remontées, avec tous mes questionnements d’enfant et mes inquiétudes. Tout était là d’un seul coup. Et c’était exactement l’expérience enfantine dont j’avais voulu parler dans mon livre, sans en avoir conscience. Et puis la transcender. Cette image recelait tout ce qui m’avait mise en mouvement pour écrire. Parler de moi ? Jamais.

Les boites… J’aime les boites à la folie. La vitrine, c’est le raffinement de la boite poussé à son maximum (presque un diorama de la mémoire). Il y en avait une chez mon arrière-grand-mère, je passais beaucoup de temps à étudier son contenu et à demander d’où venaient les objets. La grenouille bleue lui a appartenu.

J’aimerais savoir me servir de tous les outils, savoir réparer toutes les choses utiles et aussi inutiles. J’ai fait de la menuiserie pour apprendre à utiliser des scies géantes et de l’outillage électrique. Je trouve qu’on devrait tout savoir faire de nos mains. « La spécialisation, c’est bon pour les insectes » dixit R. Heinlein.

Apprendre à écrire

Les enfants me demandent parfois quel livre de moi je préfère et je réponds toujours un peu à côté de la question. Bien sûr, il y a des livres que je trouve plus réussis que d’autres ou que j’ai eu plus de plaisir à écrire. Mais ce que je voudrais leur expliquer, c’est que tous les livres que j’ai écrits ont été nécessaires à construire mon chemin (et moi dessus, bien sûr). Ils ont tous fait de moi une exploratrice. Tous, ils m’ont appris quelque chose, notamment à écrire.
Voilà un chapitre qui pourrait se développer longuement, alors comme avec les enfants, je botte un peu en touche… Et j’en profite pour remercier la Charte pour son invitation. Merci pour la visibilité que vous donnez aux auteurs, au métier d’écrivain, et pour votre action dans les combats qu’il faut mener.

On peut aussi se laisser construire par un enfant avec des briques (? !)

Alice de Poncheville, avril 2018, pour la Charte.