Sophie Adriansen

Portrait

J’ai d’abord pensé aux paroles de Serge Gainsbourg, et j’ai envisagé de raconter mes papiers brouillon (plutôt que chiffon), mes papiers recyclés (plutôt que glacés), mes papiers imprimés (pas forcément dorés), mes papiers d’identité (pas toujours monnaie). J’ai regardé ensuite du côté des noces de papier, mais elles ne sont célébrées qu’au bout de 37 années de mariage – je n’ai pas encore 37 ans. Alors, j’ai décidé de prendre l’expression au pied de la lettre. Ce qui, après réflexion, me semblait la moindre des choses.

Papiers et verrous

Dans mes petits papiers, au sens littéral, il y a d’abord eu des livres estampillés « littérature générale ». Un témoignage cosigné (le roman que j’avais écrit ne plaisait à personne), une « histoire courte », un autre témoignage en forme de testament… Je tenais alors un blog de lectures, je n’avais jamais cessé de lire de la littérature jeunesse, mais j’étais persuadée que je ne saurais écrire pour les plus jeunes que lorsque j’aurais moi-même des enfants.
Et puis un jour, j’ai réalisé que la Sophie que j’étais à 5 ans, à 8 ans, à 13 ans ou à 17 m’habitait toujours. Il me suffisait d’écouter attentivement en moi pour retrouver les voix de mes différents âges, et écrire avec le regard sur le monde qui y était associé.
J’ai pris la décision d’essayer avant de partir en vacances à la montagne. Je voulais écrire le journal de colo de ski d’une ado, et je me suis lancé le défi de l’écrire sur place, d’écrire un jour de journal par jour de séjour. Je suis rentrée chez moi avec, bien au chaud dans mon ordinateur portable, la première version de J’ai passé l’âge de la colo (paru en 2012, et republié depuis, dans une version complètement retravaillée, sous le titre Hors piste). Un sacré verrou venait de sauter.


L’écriture ou la vie

Désormais, dans mes petits papiers, il y a des livres estampillés « littérature jeunesse ». Tous les livres sont importants. Je les divise en deux catégories : les livres réfléchis, c’est-à-dire les livres dont je parle avec un éditeur avant de les écrire, les projets que je développe à partir d’une idée en vue d’une collection spécifique ou d’un format particulier, les textes que j’écris avec des contraintes de thème ou de rythme – et beaucoup de plaisir, aussi.
Et puis les livres Précieux. Ceux qui s’écrivent généralement très vite – car ils s’écrivent plus que je ne les écris, presque à mon insu -, qui m’envahissent totalement, dont je suis chaque phrase, chaque mot, chaque virgule. Ceux-là, je suis prête à laisser ma peau pour les défendre, et avant cela pour les faire exister. Une question de vie ou de mort. Qu’on ne me dise pas que la littérature jeunesse n’est pas une affaire sérieuse si on n’a pas lu de livres Précieux – chaque auteur a les siens, chaque lecteur aussi.

Un livre en plus

Mon livre Précieux du moment : Papa est en bas, aux éditions Nathan. Celui-ci, il m’est littéralement tombé dessus. J’étais assise derrière une table d’un salon du livre quand c’est arrivé. Je n’avais rien pour écrire. Je suis allée quémander un carnet à l’équipe du Prix des Incorruptibles, qui tenait un stand non loin de moi – depuis, je veille à ce qu’il s’en trouve toujours au moins un dans mon sac. En 2011, mon oncle, atteint d’une maladie dégénérative qui le précipitait vers sa fin bien plus rapidement qu’il ne l’avait imaginé, m’a demandé de l’aider à raconter son expérience de la fin de vie. Lorsque le livre est paru l’année d’après, le témoignage était devenu testament. Un livre en plus, un oncle en moins. Et voilà que cinq ans plus tard s’imposait à moi une autre version de son récit, du point de vue d’une fillette dont le papa dégringole trop vite. Lorsqu’un bénévole du salon du livre m’a conduite à la gare, le carnet était noirci d’un quart du roman. Lorsque je suis arrivée à destination, les deux tiers du texte étaient en place. Dans les jours qui ont suivi, j’ai complété, arrangé, organisé les chapitres. Le premier jet était terminé, en moins d’une semaine. La version finale n’en diffère que très légèrement.


Coquillages publiés

Entre cette histoire de colo de ski et ce récit de vie avec la maladie, je compte environ 25 livres publiés – bien plus ont été écrits, je ne vais pas au bout de tous, tous ne plaisent pas, certains se composent de morceaux d’autres, etc. Je publie beaucoup, dit-on, parce que j’écris encore plus. Je suis boulimique. Je rattrape le temps perdu, celui où je n’osais pas aborder la littérature jeunesse, celui où je n’osais plus écrire (parce que pendant plusieurs années, j’ai cessé de le faire pour mieux me consacrer à mon métier, une affaire sérieuse, un monde dans lequel les gens lisent peu). Et je cours après le temps qui passe, parce que je suis terrifiée à l’idée de ne pas en avoir assez pour raconter tout ce que j’aimerais, et parce que je sais qu’on peut s’en aller très vite, comme mon oncle. Je fais des romans de mes colères, de mes douleurs, de mes bonheurs aussi, je mets en scène ce qui me paraît injuste, absurde, indispensable à rapporter ou à consigner. C’est infini puisque chaque jour apporte de nouvelles idées et des perspectives inédites, comme la marée. Une fois que je pense avoir ramassé tous les coquillages qui en valent la peine, paf, une nouvelle vague en dépose d’autres non moins remarquables. J’écris pour moi et que d’autres s’y retrouvent me semble chaque fois un miracle.

Le métier qui rentre

Il n’empêche que si écrire est un métier (je dirais d’abord un mode de vie et un état d’esprit mais il n’empêche qu’en pratique c’est un métier, je l’ai expliqué dans une tribune récente et de la même façon que lorsque j’étais cadre j’étais syndiquée, depuis mes premières parutions jeunesse je suis membre de la Charte, indispensable, et pour tout ce qu’elle fait qu’elle soit ici mille fois remerciée), si écrire est un métier donc, alors le « métier qui rentre » amène avec lui l’exigence. Je sélectionne de façon plus minutieuse les coquillages.
Les livres estampillés « littérature jeunesse » côtoient ainsi désormais ceux estampillés « littérature générale » qui continuent de s’ajouter à ma bibliographie (mais à un rythme plus lent que les ouvrages jeunesse) ; sur mon étagère spéciale, leurs formats dépareillés et leurs couleurs explosives mettent une joyeuse pagaille et dérident un peu les « littérature générale » – dans lesquels il y a, pareillement, les livres réfléchis et les Précieux.
C’est cette distinction-là, d’ailleurs, qui prévaut. Littérature générale ou jeunesse, c’est pour les rayons des bibliothèques ou des librairies. Sur mon étagère, il y a « Précieux », et « réfléchis ». Et mon étagère…


Mon état, je gère

J’en rêvais depuis longtemps. A chaque déménagement, des amitiés ont menacé de se briser : trop de livres. Trop de cartons de livres à porter. L’essentiel de ce que je possède est constitué de pages imprimées et reliées, souvent brochées. Les livres, je ne m’en défais pas. Il y en a partout, il me faut en être entourée. C’est la seule chose que j’accumule. Je rêvais d’une pièce entièrement tapissée de livres, et près de mon bureau d’une étagère spéciale.
Cette étagère est dans ma nouvelle maison. Pour écrire et vivre mieux, j’ai remplacé la vue sur le Sacré-Coeur d’une réunion de chambres de bonne au 6è sans ascenseur par une fenêtre sur le jardin, au-dessus duquel passent les mouettes. La mer n’est pas loin, ce qui est tout de même plus pratique quand on prétend ramasser avec soin les coquillages. La délocalisation n’empêche en rien les rencontres avec les jeunes lecteurs, volet inattendu de mon métier, source de surprises, de joie et de force. Le calme, le reste du temps, favorise la concentration. Et l’espace permet de ressortir les vieux projets. Le premier roman que j’ai écrit, qui ne plaisait à personne, paraîtra l’année prochaine : le recul m’a permis de découvrir qu’il s’agit de littérature jeunesse, et je ne l’avais initialement proposé qu’à des éditeurs estampillés littérature générale. Le métier qui rentre.

N’être que littérature

Le métier qui rentre et peut-être aussi la distance que je prends avec les réseaux sociaux, ennemis de l’écriture, ennemis de la confiance en soi, ennemis des petits papiers. Ennemis, je crois, des affaires sérieuses. La littérature jeunesse est une affaire sérieuse parce que c’est de la littérature. Ecrire de la fiction est souvent politique, et écrire de la fiction pour la jeunesse, pour les citoyens en construction, l’est plus encore. Je ne cesserai pas d’écrire des romans destinés aux enfants (et aux adultes qui n’ont pas le culot de feindre ne jamais l’avoir été). Parce que ce que je fais me semble aussi abstrait que nécessaire. Et que mes brouillons, recyclés, imprimés, finissent par devenir mon identité.

Sophie Adriansen, décembre 2018, pour la Charte

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Crédit portrait de la rubrique : Melania Avanzato pour Fleuve éditions